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Après le paysage

   Quelqu'un marche dans un décor qui pourrait avoir été rejeté là par la marée, ou avoir émergé après le recul des vagues ; le chemin qu'il suit zigzague, tantôt s'arrête, tantôt reprend, se divise  − et semble n'aller nulle-part : il traverse, simplement.

Celui qui marche regarde, et voit : une grande roue immobilisée par la rouille, les vitrines de magasins débordant de babioles, des garrigues envahies de cactées et de succulentes, les dômes gris de bâtiments qui ont été un jour des monuments.

Plus loin : des immeubles à la construction suspendue (rangées de façades aux fenêtres éteintes), un petit bourg perché à flanc de colline, dont les mas semblent anormalement petits, des cages habitées par des animaux qui pourraient n'être qu'empaillés.

Plus loin encore : des files de palmiers en pots, de larges ponts autoroutiers, des portes closes, des escalators arrêtés, des pylônes dans lequel le vent s'engouffre en les faisant chanter ; et puis : des algues qui ont poussé tellement vite, et tellement haut, qu'elles sont devenues des arbres.

Enfin, derrière, il voit un grand ciel uniformément bleu, où flottent des nuages aux contours trop cotonneux, trop fixement cotonneux, pour être réels : il voit un ciel qui serait un rideau de théâtre, un panneau peint, un affichage ou une publicité.

 

Ce décor, c'est un peu Marseille, où ce marcheur vit et travaille, c'est un peu la banlieue de Paris dans laquelle il a grandi, c'est un peu Kiev, Athènes et Casablanca, qu'il a arpentées, − mais c'est aussi Doubaï, Venise et Las Vegas, qu'il n'a visitées qu'au travers de livres et de films.

Ce décor, sans être tout à fait sorti de son imagination, n'est pas non plus vraiment réel ; il doit à l'onirisme son côté fragmentaire, recomposé, analogique, et au réalisme son souci des lignes, des motifs pris sur le vif, son architecture au cordeau et ses perspectives nettes − quoique soumises à distorsions.

Ce décor, c'est l'un de ces simulacres dont parle Baudrillard : la copie de copies d'un original qu'on a perdu.

Ce décor, c'est l'une des séquences d'un travelling qui n'aurait ni début ni fin, continuerait toujours ; c'est un arrêt sur image, le produit d'un montage méticuleux, un agencement, une mise en scène.

Ce décor, c'est surtout le résultat d'un arpentage amoureux, d'une errance curieuse de tout  − et d'un glanage, d'une cueillette éblouie de tout ce que le hasard peut nous mettre sous les pieds, les mains, ou devant les yeux : frises, écritures, fissures, carrés, ronds ou efflorescences.

Ce décor, ce dessin − cette série de dessins −, c'est une carte où échelles de temps, échelles d'espaces et échelles de valeurs sont brouillées à dessein, comme si, pour mieux représenter le monde, il fallait cesser de vouloir le figurer, et consentir à ce qu'il soit, toujours, une re-constitution

Parce qu'il y a une histoire des lignes, une histoire des motifs, et une histoire des paysages − accessibles à quiconque prend le temps d'en guetter les traces, d'en suivre le contour des doigts, et de les capter.

Thomas de Framberg

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